Une enquête menée par une l’ONG américaine, Environmental Investigation Agency US (EIA), dévoilée le 21 mai 2025 dans son rapport glaçant intitulé « Mort à huis clos », met en lumière des faits accablants. Basé sur de nombreux témoignages d’anonymes et de lanceurs d’alerte, le rapport pointe du doigt la responsabilité de Perenco à Paris. L’ONG évoque des décisions managériales qui auraient sacrifié la sécurité à la production à tout prix, une gestion néocoloniale de la main-d’œuvre locale, et des allégations troublantes de dissimulation de preuves, de pressions sur les témoins, de corruption et de collusion. Le rapport suggère même un possible étouffement des conclusions de l’enquête officielle commanditée par les autorités gabonaises.
Une opération à haut risque et des alertes ignorées
L’équipe P-115 avait été chargée d’une « opération de reconditionnement » sur le puits Simba III, le plus productif de Perenco au Gabon. Cette opération vise à prolonger la durée de vie d’un puits ou à en augmenter la production. L’équipe P-115 avait remplacé l’équipe P-225, cette dernière ayant été écartée après avoir soulevé de nombreuses préoccupations de sécurité concernant les préparatifs et des remontées de pétrole survenues début mars. Les sources indiquent que l’équipe P-115 était non seulement plus petite, mais aussi moins bien équipée et moins expérimentée que sa devancière.
Le seul employé salarié de Perenco au sein de cette équipe, Thomas Anthony Cédric Gares, agissait en tant que « company man ». Les dix autres membres étaient des sous-traitants de SPIE Global Services, une filiale de la Société parisienne pour l’industrie électrique (SPIE), qui avait elle-même sous-traité certains postes à d’autres sociétés.
Une plateforme vétuste, un danger connu

Malgré son importance stratégique pour la production de Perenco (le puits Simba III contribue largement aux 13 000 barils par jour produits à Becuna), la plateforme était réputée pour ses conditions de travail dangereuses. Des sources rapportent un incendie en 2023 dû à des défaillances mécaniques et des équipements défectueux. Un ouvrier ayant travaillé sur Becuna témoigne : « C’est vraiment très, très, très vétuste. […] Elle est vraiment sale, c’est une plateforme qui n’est pas en sécurité. On était obligé de bloquer certains accès parce que la plateforme avait plein d’huile sur le sol, il y avait des câbles qui traînaient partout. C’était infernal. » Une autre source corrobore : « Les mesures de sécurité n’étaient pas réunies. […] Les installations sont complètement obsolètes. »
L’équipement vieillissant et mal entretenu a été un facteur clé de l’accident. Une source experte souligne : « La cause majeure ici réside dans le fait que, au-delà du facteur humain lié aux prises de décisions, au-delà de la vétusté des installations, les équipements de sécurité n’étaient pas conformes. C’était hors la loi. » L’absence cruciale de vérins de cisaillement, un équipement d’urgence essentiel pour prévenir les éruptions, exposait les travailleurs à des risques inacceptables. D’autres équipements vitaux, comme le bouchon de levage et un treuil ou un palan, étaient également manquants ou non fonctionnels.
L’engrenage fatal : Une décision tragique
Quelques minutes avant l’incendie du 20 mars, une remontée de pétrole brut s’est produite dans le puits Simba III. Des images vidéo montrent des volumes importants de pétrole jaillissant sur la plateforme, menaçant les travailleurs. Les experts soulignent que ces éruptions libèrent des gaz inflammables, augmentant considérablement le risque d’explosion au contact des équipements thermiques.
Malgré l’odeur de gaz signalée par plusieurs personnes sur le pont à Gares, le « company man », ce dernier aurait d’abord refusé de fermer les vannes et d’évacuer. Un mécanicien européen aurait insisté sur la nécessité d’arrêter tout et d’évacuer si du gaz était détecté. Gares est remonté à son bureau. « Quelques secondes après être retourné à son bureau, il y a eu une éruption de pétrole. À ce moment-là, on voit l’équipe prendre la vanne de sécurité pour la placer sur la tête de puits afin de contrôler la fuite de pétrole. Mais la catastrophe s’est produite en une fraction de seconde : il y a eu une explosion, et la flamme est montée à plus de 20 mètres de haut. Tous ceux qui étaient là ont été brûlés, et le company man [Gares], ainsi que les quatre gars sur le plancher de forage, sont morts sur le coup. »
La fuite de gaz et la remontée de pétrole se sont produites à proximité immédiate du bloc d’alimentation, le « power pack », augmentant la probabilité d’une explosion. Le triangle du feu — combustible, chaleur et oxygène — s’est refermé, entraînant la déflagration mortelle.
La primauté du profit sur la sécurité
Pourquoi les opérations n’ont-elles pas été arrêtées ? Une source explique : « C’est simplement parce que, en réponse à cette exigence, d’aucuns nous diront que ce puits-là, selon l’équipe de management de Perenco, on ne doit jamais l’arrêter. On ne doit jamais arrêter la production pour des raisons de profit, quelles que soient les conditions. » La doctrine de Perenco, selon ces témoignages, serait de maintenir la production coûte que coûte, ignorant les risques pour le personnel et l’environnement.
Gares n’a pas suspendu l’opération ni évacué, contrairement au protocole de sécurité. Cette décision, selon les enquêteurs de l’EIA, résulte de la pression de la direction générale et de la politique de l’entreprise privilégiant la production à tout prix. Un travailleur raconte la détresse de ses collègues : « Il m’a dit, “Mais putain, ce n’est pas possible! Pourquoi le gars n’a pas fermé les vannes, sécurisé et évacué le personnel ? On aurait pu sauver des vies.” Il ne l’a pas fait. »
La raison ? « Perenco interdit que pendant ses opérations de forage ou de workover, lorsqu’il y a de la production, ce puits ne doit pas être fermé. Quel que soit l’incident, il faut d’abord qu’on se réfère au chef à Port-Gentil [la capitale de l’industrie pétrolière au Gabon], avant de prendre quelle que soit la mesure qu’il faut pour mettre en sécurité. » Le « company man » savait qu’en fermant le puits, il risquait son poste. La « peur du chef » des bureaux de Londres et Paris a été au cœur de la décision tragique de Gares. L’arrêt du « power pack » aurait permis d’éviter l’accident, mais un employé gabonais qui a suggéré cette mesure s’est vu refuser. « Si le collaborateur avait décidé d’arrêter la production sans se référer au company man car c’était une urgence, une question de vie ou de mort, ils auraient tous été sauvés. Et on n’aurait pas eu tout ça, il aurait sauvé tout le monde, mais il aurait été viré aussitôt. »
La réaction de Perenco et de la Chambre Africaine de l’Énergie
Nous avons contacté Perenco pour un équilibre de l’information. Leur réponse a été : « Pas plus d’information que ce qui a été dit par la Chambre Africaine de l’Énergie. »
À la suite du rapport de l’ONG américaine, la Chambre Africaine de l’Énergie a réagi vivement, qualifiant le rapport de l’EIA d’« infondé, partial et diffamatoire ». Son président exécutif, NJ Ayuk, a exprimé son regret que l’EIA utilise « une tragédie humaine pour avancer un agenda idéologique anti-pétrole », ignorant, selon lui, les efforts de Perenco pour renforcer la sécurité, indemniser les familles et coopérer avec les autorités.