« Le Confidentiel » : Comment analysez-vous la décision du gouvernement d’interdire l’exportation de manganèse brut à partir de 2029 ? Est-ce une mesure radicale, nécessaire ou tardive selon vous ?
Gabriel Ntougou : Je pense que le gouvernement est confronté à l’impératif de transformer le modèle économique gabonais. Le modèle rentier n’offre plus la prospérité d’antan. Depuis 2007, les crises pétrolières frappent avec une acuité croissante, asséchant drastiquement les caisses de l’État. De surcroît, les réserves de pétrole s’amenuisent tandis que le prix du baril ne cesse de décliner. Par ailleurs, le pétrole perd progressivement de son attractivité au profit des énergies renouvelables. Mettre tous ses œufs dans le même panier, celui des hydrocarbures, apparaît donc comme un pari très risqué. Il convient d’explorer de nouvelles voies, notamment la transformation locale de notre gisement minier, en commençant par le manganèse, qui accuse une légère avance en termes d’extraction comparé au fer, à l’or et aux terres rares. Il s’agit donc là d’une mesure nécessaire, même si elle arrive quelque peu tardivement à l’échelle nationale. Omar Bongo ne s’y était pas risqué ; Ali Bongo avait amorcé le lavage du minerai, et aujourd’hui, Brice Clotaire Oligui Nguema entend initier un niveau de transformation plus élevé.
« Le Confidentiel » : Quels sont, à votre avis, les principaux défis que le Gabon devra relever pour réussir la transformation locale du manganèse (financement, technologie, marché, concurrence internationale, etc.) ?
Gabriel Ntougou : Plusieurs paramètres entrent en jeu pour assurer la réussite de ce projet. Cette décision, prise de façon unilatérale, met les opérateurs présents dans le pays devant le fait accompli : ils vont devoir réaliser des investissements auxquels ils n’étaient manifestement pas préparés. Nous pouvons identifier quatre défis majeurs.
Premièrement, le financement de la construction, de l’installation et de l’équipement d’unités de transformation locales. Les investissements dans ce secteur sont très lourds et se chiffrent en centaines de milliards de francs CFA. Par exemple, sur la base des études faites dans le cadre du Complexe Minéralier de Moanda, on estime à près de 300 millions d’euros (environ 200 milliards de FCFA) le coût de la construction d’une usine de transformation de silico-manganèse de 65000 tonnes par an et de manganèse-métal de 20000 tonnes par an.
Deuxièmement, la capacité énergétique. Dispose-t-on des ressources nécessaires pour garantir une production stable et compétitive, autrement dit pour exporter un manganèse de qualité à un prix concurrentiel sur les marchés internationaux ? Actuellement, le Gabon subit de nombreux délestages, car la production — 740 MW — est bien inférieure aux besoins minimaux estimés à 1 200 MW. Or, la transformation du manganèse requiert plus de 3 500 MW selon certaines études. À ce jour, le barrage du Grand Poubara, conçu pour produire 160 MW en alimentant les activités de lavage de manganèse du CMM, n’exploite qu’une de ses quatre turbines, ce qui renchérit considérablement le coût de l’électricité pour la COMILOG.
Troisièmement, les ressources humaines qualifiées. Sommes-nous capables de former, dans un délai court, ingénieurs, techniciens et opérateurs à tous les niveaux de la chaîne de transformation ? À défaut, le pays sera contraint de recruter une main-d’œuvre étrangère, perpétuant le chômage des Gabonais non formés.
Quatrièmement, le déficit infrastructurel : le réseau ferroviaire et le port d’Owendo sont régulièrement interrompus pour maintenance ou dragage, ce qui risque d’alourdir les coûts logistiques et de réduire la compétitivité des produits finis.
Enfin, la création d’un fonds pour le développement de la transformation du manganèse est louable, mais ses modalités de participation doivent être clarifiées : l’État souhaite-t-il simplement encourager les opérateurs existants ou devenir actionnaire majoritaire ? Dans la plupart des pays dotés de ressources stratégiques, l’État conserve une participation majoritaire via des sociétés nationales, assurant ainsi sa souveraineté. Quel modèle le Gabon adoptera-t-il ?
La technologie et l’accès aux marchés ne posent pas, en soi, de problème, car COMILOG, Nouvelle Gabon Mining et la Compagnie Industrielle et Commerciale des Mines de Huazhou disposent déjà de partenaires internationaux pour l’expertise technique. Toutefois, la compétitivité finale, fondée sur les coûts énergétiques et logistiques, déterminera l’ouverture des ports aux produits finis gabonais.
« Le Confidentiel » : Quelles opportunités concrètes cette interdiction pourrait-elle générer pour le Gabon en termes de diversification économique, de création d’emplois qualifiés et de développement industriel ?
Gabriel Ntougou : Comme je l’ai évoqué plus haut, si un plan de formation ambitieux et concret est mis en place, ce projet pourra créer des centaines d’emplois directs et des milliers d’emplois indirects, sans compter toute l’économie qui se développera autour de cette activité (transport, logistique, commerce, alimentation, hôtellerie, logement, éducation, santé, voire tourisme). On assistera certainement à une extension beaucoup plus vaste de la ville de Moanda. Il suffit de voir comment la naissance de COMILOG avait fait émerger Moanda, ou comment la découverte du puits pétrolier de Rabi-Kounga avait profondément transformé Port-Gentil. Contrairement à l’extraction, la transformation génère une valeur ajoutée nettement supérieure. Si l’on y ajoute le respect des normes environnementales, un fort contenu local et si on met réellement l’homme au centre des préoccupations, la valeur ajoutée se convertit systématiquement en richesse, prospérité, beauté et épanouissement.
« Le Confidentiel » : Quelle est votre analyse de l’impact potentiel de cette décision sur les relations commerciales du Gabon avec ses principaux partenaires, notamment ceux qui sont actuellement importateurs de manganèse brut gabonais ?
Gabriel Ntougou : À ce sujet, il vaut mieux se préoccuper des relations entre l’État et les partenaires locaux, c’est-à-dire les opérateurs actuels du secteur. Une bonne collaboration apportera forcément plus de valeur ajoutée. Déjà, le fait que cette décision ait été prise de façon unilatérale a entraîné la baisse du cours de l’action d’Eramet en bourse. Or, si le cours boursier du principal producteur de manganèse du pays chute, c’est aussi l’État gabonais qui en pâtit. Il est donc important de se concerter avant de prendre des décisions d’une telle ampleur. Par ailleurs, une véritable table de discussion doit s’ouvrir entre l’État et ses partenaires économiques pour aborder la question des infrastructures et des ressources humaines. La transformation des ressources naturelles du Gabon ne peut pas se faire en laissant les Gabonais spectateurs.
Pour conclure, je dirais que, très souvent, nous sommes habitués aux effets d’annonce. Cette approche communicationnelle, si elle apporte du sensationnel auprès des populations, crée en revanche des complications à terme. Je m’explique : cette annonce donne le sentiment que le gouvernement met la charrue avant les bœufs. Il aurait été plus avisé d’annoncer d’abord la construction des barrages de Tsamba-Magotsi, de Ngoulmendjim, de Dibwangui, de Kinguélé-Aval, de Boué et l’augmentation des capacités énergétiques du pays ; la redynamisation de l’École des Mines de Moanda ; la réduction du déficit infrastructurel routier. De telles mesures auraient eu l’avantage de donner un signal fort aux Gabonais, mais surtout aux investisseurs du monde entier, que le Gabon s’engage résolument dans une dynamique de croissance économique rapide.
D’autre part, le mode de fonctionnement actuel de l’administration gabonaise n’est pas adapté à la performance, et les délais fixés par le chef du gouvernement sont très courts. Les lourdeurs administratives dans le traitement des dossiers sont légendaires : les projets de barrage cités plus haut n’ont pas encore été lancés alors qu’ils sont sur la table depuis 2010-2011. Le président de la République devra adopter une stratégie organisationnelle plus souple, plus compétente et davantage orientée vers les résultats que vers le simple suivi.